Convocations de journalistes à la DGSI : lettre ouverte au procureur de la République

0  -  Article mis à jour le 6 juin 2019
De nombreux avocats, des syndicats et des organisations professionnelles s’élèvent contre les auditions de journalistes ayant travaillé sur les ventes d’armes à l’Arabie Saoudite et aux Emirats arabes unis.

Monsieur le Procureur de la République,

Nous écrivons en qualité d’avocats, d’organisations professionnelles et de syndicats, pour vous demander solennellement de mettre un terme à la procédure ayant conduit d’ores et déjà à l’audition des journalistes pour une supposée violation du «secret-défense» concernant la vente par la France d’armements utilisés au Yémen.

Tout d’abord, nous rappelons avec force que le droit à la liberté d’expression, tel qu’il résulte de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, comprend la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques. Cette ingérence est manifestement caractérisée lorsque des journalistes sont entendus alors qu’ils se bornent à exercer leur mission d’informer et qu’ils concourent au droit d’accès à l’information sur un débat d’intérêt général. C’est incontestablement le cas s’agissant des journalistes qui réalisent des investigations sur la fourniture et l’usage d’armes françaises au Yémen.

Comment dans ces conditions a-t-on pu considérer que ces auditions puissent en quoi que ce soit concourir à la manifestation de la vérité et ne pas anticiper le fait qu’elles seraient nécessairement perçues comme une initiative susceptible de brider la liberté d’information ?

Ensuite, la Cour européenne des droits de l’Homme réaffirme avec solennité régulièrement que la protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse. Or, le fait que la DGSI, service administratif avec des fonctions de police judiciaire, interroge des journalistes est par nature susceptible de porter atteinte au secret des sources, qui est pourtant la garantie de la liberté de la presse, condition indispensable de la démocratie.

Enfin, nous ne pouvons que constater qu’il incombe au pouvoir exécutif de décider ou non de classifier des informations. Ce droit relève donc d’une appréciation dont le caractère discrétionnaire sinon arbitraire ne saurait être contesté. Il faut ajouter à cela que les magistrats du parquet sont placés sous l’autorité du garde des sceaux. L’administration est donc à la fois juge de l’opportunité de la classification des informations mais également de l’initiative des sanctions qui pourraient éventuellement être prises. Ce cumul de prérogatives est d’autant plus problématique s’agissant du Yémen où des intérêts commerciaux considérables, mais également politiques, sont en jeu et semblent l’emporter aux yeux de nos décideurs sur des considérations humanitaires et de droits de l’Homme et ce alors même que le pays traverse, selon l’ONU, la «pire crise humanitaire au monde».

C’est dans ces conditions que nous vous demandons de mettre un terme aux auditions et éventuelles poursuites contre les journalistes en cause.

C’est dans ces conditions que nous vous demandons de mettre un terme aux auditions et éventuelles poursuites contre les journalistes en cause.

Nous adressons copie de la présente à Monsieur le Président de la République Emmanuel Macron, monsieur le secrétaire général du Conseil de l’Europe, à Madame le Haut-Commissaire aux Droits de l’Homme des Nations Unies et au rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression de l’ONU.

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Procureur de la République, l’expression de notre considération distinguée.

Premiers signataires :

Avocats : Me Basile Ader, Me Arié Alimi, Me Christophe Bigot, Me Mattéo Bonaglia, Me William Bourdon, Me Vincent Brengarth, Me Apolline Cagnat, Me Antoine Comte, Me Marie Dosé, Me Léa Forestier, Me Raphaël Kempf, Me Henri Leclerc, Me Judith Levy, Me Jean-Pierre Mignard, Me Jean-Baptiste Soufron, Me Henri Thulliez.

Organisations professionnelles et syndicats : SAF, SNJ, SNJ-CGT, Cfdt journalistes, APJ (Association confraternelle de la presse judiciaire), Informer n’est pas un délit, On ne se taira pas

Sociétés des Journalistes : France 3, TV5 Monde, France Soir

Journalistes : Elodie Guegen, Geoffrey Le Guilcher, Hervé Kempf, Jean-Baptiste Naudet, Philippe Piot, Nicolas Vescovaci

Cette tribune a été publiée sur le site de Libération.

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