Lettre ouverte du Syndicat des Avocats de France (SAF)
Madame la Ministre du Travail, Madame la Garde des Sceaux,
Avocats de représentants du personnel, nous lançons une alerte sur le décret qui sera prochainement pris en application de l’ordonnance n°2020-460 du 22 avril dernier, texte fourre-tout portant diverses mesures prises pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans lequel s’est habilement glissée, à l’article 9, une dérogation qui va porter un mal considérable au dialogue social dans les entreprises pour les mois à venir.
Cette ordonnance prévoit la réduction des délais par décrets (même lorsqu’ils ont été aménagés par un accord collectif) :
- Des consultations des Comités Sociaux et Economiques (CSE) sur les décisions de l’employeur qui ont pour objectif de faire face aux conséquences économiques, financières et sociales de la propagation de l’épidémie de Covid-19 ;
- Des expertises réalisées à la demande du CSE lorsqu’ils sont consultés ou informés sur ces décisions.
Il est également prévu que les dispositions de l’article 2 de l’ordonnance du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire ne s’appliquent pas à ces délais de consultation et d’expertise qui seront adaptés par décret.
Ces dispositions seront applicables aux délais qui commencent à courir avant une date qui sera fixée par le décret, et jusqu’au 31 décembre 2020.
Des délais réduits à quelques jours qui vont donc s’appliquer pendant de longs mois…
Le rapport du gouvernement indique qu’il s’agit de « favoriser la reprise rapide de l’activité économique dans des conditions protectrices pour les salariés » et Antoine Foucher a surenchéri en indiquant qu’il s’agit de ne pas permettre l’« instrumentalisation » des consultations : déplorable conception du dialogue social qui s’exprime ouvertement, surtout de la part d’un gouvernement qui prétend toujours faire confiance aux partenaires sociaux pour trouver des solutions négociées !
« Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises. » S’il est apparu indispensable en 1946 de le proclamer à la 8e place dans les principes politiques, économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps, et de le maintenir depuis dans notre socle constitutionnel, pensez-vous justifiable de le bafouer de la sorte aujourd’hui, en catimini, par ordonnance, sans même respecter l’article 1 du Code du travail qui prévoit une concertation avec les partenaires sociaux avant toute réforme du droit du travail?
Au contraire, plus que jamais en cette crise sanitaire, les entreprises doivent consacrer du temps à faire remonter, via le CSE, les questions et suggestions du terrain, et à partager avec les élus leurs problématiques et questionnements pour mieux entendre et se faire comprendre, pour que la reprise s’opère dans des conditions concertées, solidaires et acceptées.
Il est question de santé au travail.
Il est question aussi de l’avenir des emplois, alors que cette crise démontre combien notre équilibre repose sur chaque travailleur qui apporte sa pierre à l’édifice et non sur des dictats imposés d’en haut.
Vous avez déjà substitué à la consultation préalable une information concomitante sur les mesures d’activité partielle ou les jours de repos imposés assortie d’une «consultation» postérieure, ce qui n’a pas de sens.
Depuis 2013, des délais préfix très courts imposent aux représentants du personnel un cadre très resserré pour se saisir des informations et jouer leur rôle de propositions et de défense des salariés.
Réduire encore ces délais, c’est priver de tout effet utile la consultation des CSE.
C’est aussi les priver manifestement de leur accès au Juge alors que dans le même temps vous sortez ces délais des règles de prolongation prévues pendant la période d’urgence sanitaire, alors qu’il est actuellement si difficile de pouvoir déposer un recours.
Des restrictions aussi caricaturales des droits des représentants du personnel violent les textes européens et internationaux que la France doit respecter.
Avec qui vous êtes-vous concertées pour décider d’une telle aberration, qui devrait durer plus de 8 mois, au cours desquels, en raison (ou au prétexte ?) de l’épidémie de Covid-19 les entreprises de toutes tailles vont procéder à des réductions d’effectifs, ou réaménager drastiquement les conditions de travail, en pouvant se contenter d’une consultation formelle et expresse, laissant les représentants du personnel sans dialogue, sans moyen, sans contrôle des Juges ?
Madame la Ministre du Travail, Madame la Garde des Sceaux, nous vous exhortons à ne pas rédiger ce décret dans la précipitation, sans prendre le temps de consulter les partenaires sociaux, les experts et les praticiens du droit du travail.
Ce n’est l’intérêt de personne, pas même celui des entreprises, qui doivent écouter pour se faire entendre, dialoguer pour comprendre, rassembler pour agir.
Nous adressons copie de cette lettre ouverte aux organisations syndicales ainsi qu’aux experts-comptables et experts agréés accompagnant les CSE, qui ne manqueront pas, certainement, de partager notre analyse et notre demande.
Recevez, Mesdames, nos salutations respectueuses.
Estellia ARAEZ Présidente du SAF.
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