Joseph Tual ou la liberté d’expression des journalistes du service public

0  -  Article mis à jour le 27 mars 2021
Record de durée des plaidoiries battu ce 17 mars, aux Prud’hommes de Paris, selon le président de séance. Le grand reporter de France 3 Joseph Tual demande l’annulation de son licenciement prononcé pour « manque de loyauté ». Il revendique la liberté d’expression du journaliste, quand l’employeur ne respecte plus les règles professionnelles. Jugement le 18 juin.

La “faute” du reporter Joseph Tual est la suivante : en 2018, il commente sur sa page Twitter un tract de la Société des Journalistes (SDJ) de France 3 intitulé “La honte du service public”. Le tract dit la colère de la rédaction contre une censure opérée dans le journal télévisé, celle du contenu de l’ordonnance de renvoi en correctionnelle de Nicolas Sarkozy pour corruption, que Joseph Tual avait réussi à se procurer.

On sait que l’ancien président finira par être condamné (et fait appel). Mais il y a trois ans, France Télévisions bloque pour la seconde fois la diffusion de l’enquête sur l’affaire, qu’elle avait déjà censurée en 2014 quand Joseph avait obtenu le PV de police établissant la corruption.

France Télévisions ne conteste pas les écrits de la SDJ… mais décide de licencier Joseph, qui y apporte juste une précision !

Bref France Télévisions ne conteste pas les écrits de la SDJ… mais décide de licencier Joseph, qui y apporte juste une précision ! La SDJ écrit que pour justifier sa censure d’un scoop, la hiérarchie de France 3 explique, notamment, que Tual l’a injuriée par le passé ! Sur Twitter, Joseph précise alors qu’il “n’a jamais injurié sa hiérarchie, seulement situé son niveau professionnel”. L’expression est prudente, mais pour France Télévisions, c’est bien un manque de loyauté car elle renvoie les initiés à un autre commentaire du même auteur, sur Facebook en 2017 ! Vous suivez ? 

« La lie de la profession… »

Joseph Tual commente alors la diffusion par France 2, dans un JT de 20 heures, de l’interview d’un présumé combattant français de Daech, capturé en Syrie par les Kurdes. Le captif répond au journaliste en restant menotté, masqué, entre deux soldats armés. Sur sa page Facebook, un ancien grand reporter de guerre de France 2, Bernard Lebrun, note alors le mépris des règles professionnelles et pointe le doute sur la validité d’informations recueillies quand l’interviewé n’est pas libre. Joseph Tual, ami de Bernard Lebrun sur Facebook, y commente en réponse : “C’est la lie de la profession”. France Télévisions surveille-t-elle les comptes Facebook privés de ses journalistes ? En tout cas, Joseph est alors mis à pied trois jours.

France Télévisions surveille-t-elle les comptes Facebook privés de ses journalistes ? En tout cas, Joseph est alors mis à pied trois jours.

Ce 17 mars, l’avocat de France Télévisions défend donc devant les Prud’hommes ce licenciement, pour récidive alléguée d’une injure déjà sanctionnée. La salle est quasi-vide pour cause de Covid, mais sur les deux seuls bancs disponibles s’entassent des journalistes et syndicalistes (SNJ et SNJ-CGT sont parties intervenantes au dossier).

Trente années de reportages à France Télévisions et des enquêtes qui font référence sur les affaires Ben Barka ou Guy-André Kieffer.

L’avocate de Joseph Tual, Me Ktorza, rappelle que l’expression du journaliste n’a pas dépassé les limites admises : ni visé personne nommément, ni causé un trouble à l’entreprise. Elle n’est publique que pour ceux qui ont été la lire sur des comptes privés, en tant qu’abonnés Twitter ou amis Facebook. Elle met également en perspective les trente années de reportages de Joseph à France Télévisions, ses enquêtes qui font référence sur les affaires Ben Barka au Maroc ou Guy-André Kieffer en Côte d’Ivoire. Et elle s’interroge : quand on a quelqu’un de cette valeur dans une rédaction, on le soutient, on ne cherche pas à l’écraser… Or France Télévisions envoie sa lettre de licenciement à Joseph alors qu’il est en arrêt-maladie et qu’on va lui enlever un poumon.

Mis « au placard », le journaliste a exercé son métier d’enquêteur en interne, dans une affaire d’abus sexuels commis par un directeur de France 2. Il a recueilli des éléments d’une gravité telle qu’il les a transmis au procureur.

L’avocate avance alors une hypothèse à cet acharnement. Mis « au placard », le journaliste a exercé son métier d’enquêteur en interne, dans une affaire d’abus sexuels commis par un directeur de France 2. Il a recueilli des éléments d’une gravité telle qu’il les a transmis au procureur. L’affaire n’a pas été jugée, car prescrite dans un cas, et France Télévisions a choisi de l’étouffer en exfiltrant le directeur et en sanctionnant l’enquêteur. Les propos de celui-ci sur la « lie de la profession » résonnent dès lors quelque peu différemment dans le prétoire…

Surprise, le représentant de France Télévisions évite soigneusement de réfuter l’hypothèse de cette enquête dérangeante sur le harcèlement sexuel dans l’entreprise.

L’interpellation est grave et précise, chacun s’attend donc à des dénégations offusquées de l’avocat de France Télévisions, jusque là fort habile de ses manches. D’autant que sous les présidences de Delphine Ernotte, le groupe public affiche bien haut la défense des droits des femmes. Mais surprise, le représentant de France Télévisions évite soigneusement de réfuter l’hypothèse de cette enquête dérangeante sur le harcèlement sexuel dans l’entreprise, au risque que ce silence ne passe pour un aveu… Il préfère baser sa plaidoirie sur une jurisprudence, qui selon lui autorise l’employeur à cumuler les antécédents de « déloyauté » du salarié envers son employeur, tout au long de sa carrière. Et de brandir des captures d’écrans de messages entre Joseph Tual et un confrère sur leurs téléphones, il y a déjà neuf ans, et déjà sanctionnés à l’époque par une première mise à pied…

“Pas d’info indépendante avec une hiérarchie dépendante !”

Autre petit retour en arrière : en 2009 le président Sarkozy avait changé la loi pour pouvoir nommer directement le président de France Télévisions, qui à son tour a renouvelé la hiérarchie des journalistes. Mais en 2012, Nicolas Sarkozy est battu par François Hollande, et Tual ironise alors dans sa conversation sur Twitter, en visant sa hiérarchie : « Bon les garçons, il va falloir dégager ! » « Pas d’info indépendante avec une hiérarchie dépendante » et « Ils ont tous été nommés par Sarko-pipeau ! » Une grande partie de la hiérarchie nommée à cette époque est encore en place aujourd’hui, et si mercredi l’avocat de France Télévisions n’avait pas plaidé dos au public, il aurait constaté une approbation générale dans la salle à la lecture de ces messages, pourtant dits déloyaux !

Quelles limites pour la liberté d’expression – hors antenne – d’un journaliste du service public ?

Quelles limites pour la liberté d’expression – hors antenne – d’un journaliste du service public ? Invité à s’exprimer en fin d’audience par le président du tribunal, Joseph Tual reste sobre. Il dit avoir toujours fait preuve de loyauté envers son employeur, car il considère que celui-ci est le « service public », et non le pouvoir en place qui veut en faire « une entreprise de communication ».

A la barre, Joseph Tual reste sobre. Il dit avoir toujours fait preuve de loyauté envers son employeur, car il considère que celui-ci est le « service public », et non le pouvoir en place qui veut en faire « une entreprise de communication »

En clair, on ne peut pas demander à un journaliste professionnel de la loyauté ou du respect envers une hiérarchie susceptible de tordre l’information pour ne pas contrarier la politique du moment ! Et c’est aussi un devoir de service public de « toujours se battre contre la censure », une position qui n’est pas sans rappeler celle d’un lanceur d’alerte. Joseph demande donc à être réintégré à France Télévisions, où il espère toujours pouvoir monter une cellule d’enquêteurs indépendants. Un projet que l’avocat de France Télévisions a d’ailleurs préalablement raillé dans sa plaidoirie…

Coïncidence, Nicolas Sarkozy comparaît en justice le même jour que Joseph ! Mais pour une faute un peu plus lourde…

L’audience est levée, les quatre conseillers prud’homaux employeurs et salariés ont pris beaucoup de notes et rendront leur décision le 18 juin. Les journalistes rallument leurs portables pour s’informer sur “l’autre procès”. Car, coïncidence, Nicolas Sarkozy comparaît en justice le même jour que Joseph ! Mais pour une faute un peu plus lourde : le financement illégal, de plus de 20 millions d’euros, de sa campagne électorale de 2012. Une affaire qui a déjà vu la cour d’appel de Paris confirmer la condamnation de… France Télévisions, en la personne de son ancien président. Le groupe public avait en effet passé pour 1,2 million d’euros de contrats entachés de favoritisme avec la société Bygmalion. Mais rien à voir, bien sûr, avec l’affaire Tual… Nous étions ici dans “la lie de la politique” !

J.-Y. S.

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