Espionnage de « Fakir » par LVMH : non à une justice complaisante

0  -  Article mis à jour le 18 février 2022

Tribune co-signée par le SNJ-CGT

Critiquée dès sa création, la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) n’était, à l’origine, conçue que pour les affaires complexes de corruption internationale. Voici que, aujourd’hui, elle sert à blanchir la société LVMH-Moët Henessy-Louis Vuitton (LVMH) dans des atteintes à la vie privée, dans l’espionnage d’un organe de presse. Demain, jusqu’où s’étendra cette CJIP ?

La CJIP a été introduite en droit français par la loi Sapin II en 2016. Elle permet à une personne morale d’obtenir l’abandon de poursuites pénales moyennant le paiement d’une amende : depuis, AirBus, HSBC, Google, la Société générale en ont signé.

Ces conventions ne pouvaient être conclues, initialement, que pour des faits de corruption et de trafic d’influence. Le législateur a depuis fait entrer dans le champ de la CJIP la fraude fiscale et les délits environnementaux.

De nombreuses associations se désolaient déjà de l’existence et de l’élargissement de cet outil de justice négociée qui permet aux entreprises délinquantes d’acheter leur innocence (lire ici et ici). Mais voici qu’une CJIP conclue par LVMH le 15 décembre 2021 illustre jusqu’à la caricature le danger du procédé : jusqu’où peut-elle être élargie ? Quels agissements ne couvrira-t-elle pas ?

La société LVMH a fait appel aux services de M. Squarcini, ancien directeur central du renseignement intérieur, pour surveiller, espionner et infiltrer le journal Fakir.

Rappelons les faits : la société LVMH a fait appel aux services de M. Squarcini, ancien directeur central du renseignement intérieur, pour surveiller, espionner et infiltrer le journal Fakir, pour recueillir des données personnelles sur les membres de Fakir, dont le journaliste François Ruffin, et pour obtenir une copie du documentaire Merci patron ! en cours de tournage. Il s’agit donc d’actes particulièrement graves dans une société démocratique, portant atteinte à la liberté d’expression et d’information et au respect de la vie privée.

En échange d’une amende de dix millions d’euros, les poursuites sont abandonnées, sans reconnaissance de culpabilité.

Or, le Parquet a proposé à LVMH de les considérer comme « connexes » à des faits de trafic d’influence et de les inclure à ce titre dans une CJIP. En échange d’une amende de dix millions d’euros, les poursuites sont donc abandonnées, sans reconnaissance de culpabilité. Et sans qu’on fasse une place aux victimes, Fakir et François Ruffin. Evidemment, LVMH n’a pas beaucoup hésité : la société échappe à un procès pénal à peu de frais (0,02% de son chiffre d’affaires).

La manière dont le parquet et le juge qui a validé cette convention ont utilisé le critère des faits « connexes » est doublement inquiétante. D’une part, ils ont inversé ce qui constitue le principal et l’accessoire. Le journal Fakir n’a pas été espionné pour permettre un trafic d’influence ; c’est le trafic d’influence qui a été utilisé (fort peu, d’ailleurs) pour espionner le journal Fakir. D’autre part, il n’existe aucune restriction sur ce que peuvent être des faits connexes et leur éventuelle gravité. Lorsqu’une journaliste maltaise est assassinée pour avoir enquêté sur une affaire de corruption, prétendra-t-on qu’il s’agit d’un fait « connexe » ?

Par ailleurs, on cherchera vainement ici la dimension internationale et la difficulté pour la justice à mener à bien ses investigations et ses poursuites, critères qui prétendaient justifier la création et l’utilisation de la CJIP en droit français. Comme l’énonce le député Dominique Potier, rapporteur pour avis de la loi Sapin 2 : « En aucun cas une telle convention n’a vocation à être utilisée pour arbitrer des faits parfaitement identifiés et se déroulant sur le territoire national. »

Les partisans de la CJIP avancent qu’elle permet une résolution plus rapide des affaires. Soit. Mais elle évite surtout aux entreprises les conséquences d’un procès public et d’une condamnation pénale. Une justice expéditive et complaisante aux intérêts des puissants, est-ce encore une justice ?

Les partisans de la CJIP avancent qu’elle permet une résolution plus rapide des affaires. Soit. Mais elle évite surtout aux entreprises les conséquences d’un procès public et d’une condamnation pénale (comme la confiscation du produit de l’infraction ou l’exclusion des marchés publics…). En réduisant le risque pénal à un simple calcul coût-bénéfice confortant les intérêts des grandes entreprises, la CJIP prive notre droit de sa dimension dissuasive et laisse de côté les victimes, malgré leurs demandes légitimes de justice.

Une justice expéditive et complaisante aux intérêts des puissants, est-ce encore une justice ? Où s’arrêtera cet élargissement, ce détournement de la CJIP ? Quels délits, commis par des multinationales, pollutions, mises en danger de la vie d’autrui, atteintes à la liberté d’expression, etc., quels délits ne pourront pas faire l’objet de cet avatar du commerce des indulgences ? Quels délits ne seront pas rachetés par le chéquier ?

Il est temps de poser un cadre clair à ces procédés négociés et de faire cesser cette justice à deux vitesses.

Tribune publiée par « Le Monde » le 17 février 2022.

Signataires:

  • Chantal Cutajar, présidente de l’Observatoire citoyen pour la transparence financière (OCTFI)
  • Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières
  • Claire Dujardin, avocate, présidente du Syndicat des avocats de France
  • Franceline Lepany, présidente de Sherpa
  • Emmanuel Poupard, premier secrétaire général du Syndicat national des journalistes (SNJ)
  • Elise Van Beneden, présidente d’Anticor
  • Nicolas Vescovacci, président d’informer n’est pas un délit
  • Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT.

 

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