Article de François Badaire
Malgré des efforts pour professionnaliser le secteur, les médias et les journalistes du Sénégal sont dans une situation précaire, qui les maintient dépendants des pouvoirs politiques et économiques.
Le Sénégal est au 49e rang pour la liberté de la presse en 2020, selon le classement de Reporters sans frontière. Il perd deux places par rapport à 2019, et la situation risque d’empirer en 2021, selon Ibrahima Lissa Faye, président de l’Appel, l’Association des professionnels de la presse en ligne. Il fait notamment référence aux émeutes qui ont suivi l’arrestation d’Ousmane Sonko, principal opposant au président Macky Sall en mars 2021. « On a coupé les signaux de plusieurs médias pendant 60 heures, l’organe de régulation considérait qu’ils lançaient des appels à manifester, alors qu’ils faisaient tout simplement leur travail, c’est-à-dire des directs pendant les manifestations. Cela a ravivé les tensions et des jeunes, en représailles, s’en sont pris à des médias supposés proches du pouvoir », rappelle-t-il.
« Un journaliste des Echos avait écrit qu’un chef religieux était atteint du Covid. Son journal a été caillassé par les fidèles »
Pendant ces journées d’extrême tension, des bâtiments ont été saccagés par des manifestants et des journalistes ont été brutalisés par les forces de l’ordre. Mais ces violences ne sont pas nouvelles, selon Bamba Kassé, secrétaire général du Syndicat des professionnels de l’information et de la communication du Sénégal (Synpics). « Un journaliste des Echos avait écrit qu’un chef religieux était atteint du Covid. Son journal a été caillassé par les fidèles », raconte-t-il. Babacar Touré, journaliste d’investigation et directeur de publication du journal en ligne Kewoulo rapporte des faits similaires : « Un de mes cameramen enquêtait sur une histoire de détournements de fonds publics : une commune avait prêté un centre de formation, financé par la collectivité, à un marabout pour une école coranique. Le maire est venu lui casser sa caméra. »
La religion fait partie des principaux sujets tabous au Sénégal, reconnaissent les professionnels. Mais d’autres sujets sont difficiles à aborder, comme l’armée et la gendarmerie
La religion fait partie des principaux sujets tabous au Sénégal, reconnaissent les professionnels. Mais d’autres sujets sont difficiles à aborder, comme l’armée et la gendarmerie, selon Babacar Touré. Sur la Casamance, en conflit depuis 39 ans avec une rébellion indépendantiste, « on ne dit que ce que l’armée veut qu’on dise, on ne parle pas de « guerre » mais de « crise », alors que le conflit dure depuis plus de 30 ans », confie-t-il. Ibrahima Lissa Faye nuance cependant ces propos : « Sur la Casamance, on peut sans problème interviewer Salif Sadio [un des chefs rebelles] ».
« Les violences verbales viennent aussi bien de l’opposition que du pouvoir. Aujourd’hui, les journalistes sont pointés du doigt de partout. »
Violences physiques contre les journalistes, mais aussi violences verbales. Bamba Kassé en sait quelque-chose, lui qui a été menacé de mort par le directeur du journal gouvernemental Le Soleil, pour avoir publié un communiqué sur le harcèlement d’une de ses journalistes. « Les violences verbales viennent aussi bien de l’opposition que du pouvoir. Aujourd’hui, les journalistes sont pointés du doigt de partout. Ce qui est gênant, c’est que ces attaques, proviennent de personnalités identifiées, et elles peuvent amener la foule à prendre à partie des journalistes », explique-t-il. Autre phénomène courant dans la presse sénégalaise, et qui en est le corollaire, ces journalistes que l’on appelle les « chasseurs de primes », au service – contre de l’argent – de politiciens de tous bords, pour taper sur leurs adversaires.
Un nouveau code de la presse a été adopté en 2017. La question centrale était de définir qui est journaliste.
Pour tenter de mettre un peu d’ordre dans la profession, un nouveau code de la presse a été adopté en 2017. « C’était une demande à la fois du gouvernement, de l’opinion et des professionnels », reconnaît Daouda Mine, président de la Commission de la carte de presse. La question centrale de ce nouveau code était de définir qui est journaliste. Auparavant, il suffisait de travailler dans un organe de presse pour se voir reconnu comme tel. Désormais, il faut avoir fait une école reconnue par l’Etat, et faire un travail de traitement et de diffusion de l’information. Si l’on n’a pas fait d’école, mais passé une licence universitaire, il faut deux ans d’expérience. Une disposition transitoire établit également que si l’on ne remplit pas ces deux conditions, le professionnel doit avoir dix ans d’expérience pour devenir journaliste.
Une commission de la carte a été crée. Elle est la seule habilitée à délivrer une carte professionnelle, alors qu’auparavant, les journalistes n’avaient qu’une carte de leur employeur.
Une commission de la carte a été crée à cet effet. Elle est la seule habilitée à délivrer une carte professionnelle, alors qu’auparavant, les journalistes n’avaient qu’une carte de leur employeur. Elle est composée de huit membres : un représentant du ministère de la Culture, un représentant du ministère du Travail, un membre du CNRA (Conseil national de régulation de l’audiovisuel, l’équivalent de l’Arcom, ex-CSA), un journaliste du Synpics, un membre du patronat, un représentant du Cored (un organe d’autorégulation, qui correspond à un conseil national de déontologie) et un journaliste de l’Appel, le syndicat de la presse en ligne.
Elu, parmi les journalistes, président de la commission, Daouda Mine n’est pas choqué par la présence d’autant d’institutionnels. « On s’est dit qu’on ne pouvait pas laisser aux seuls journalistes la gestion de la commission. Le représentant du ministère du Travail est un inspecteur du travail et le Cored doit donner son quitus pour obtenir la carte. Le patronat n’a qu’un siège. Au final, cinq membres de la commission sur huit sont des journalistes », explique-t-il.
Un Fonds d’appui aux entreprises de presse, en fonction depuis un an, est censé mettre fin à un système de distribution d’argent public au bon vouloir du gouvernement.
Un Fonds d’appui aux entreprises de presse, en fonction depuis un an, est censé mettre fin à un système de distribution d’argent public au bon vouloir du gouvernement. « Avant, l’aide à la presse était confiée au ministère de la Culture, mais tout le monde savait que c’était une manière de récompenser ceux qui soutiennent le Président », rappelle Babacar Touré. Désormais, le Fonds est géré par un conseil d’administration qui fonctionne comme la Commission de la carte. Il distribue des aides allant de 1 à 10 millions de Francs CFA, selon le nombre de salariés et selon des critères strictes. Parmi les conditions, avoir un directeur de publication de plus de dix ans d’expérience, un rédacteur en chef de plus de sept ans, et pour la presse en ligne, disposer d’une rédaction d’au moins trois journalistes. Ce qui exclut bon nombre de jeunes journalistes, qui ont créé leur propre media sur internet et fonctionnent la plupart du temps comme des auto-entrepreneurs, avec un seul salarié. Bamba Kassé précise toutefois que d’autres enveloppes seront disponibles.
La situation de nombreux médias est très précaire et pour rester indépendant, il faut une bonne dose de ténacité.
Ce nouveau code est entré en vigueur en janvier 2020, et les institutions qui l’accompagnent, la commission de la carte et le fonds d’appui n’ont qu’un an existence, mais « le climat économique le rend difficile à appliquer », constate Ibrahima Lissa Faye. La situation de nombreux médias est en effet très précaire et pour rester indépendant, il faut une bonne dose de ténacité. Les sites d’information vivent essentiellement des revenus de Google et de Youtube, qui gèrent eux-mêmes la publicité et les rémunèrent au nombre de clics. Ainsi, en octobre, Kewoulo a touché des deux plateformes, seulement 1 327 € et 1 130 €. Impossible, avec si peu, de payer du personnel.
« Le taux de rémunération des réseaux sociaux ne permet même pas d’acheter le carburant, encore moins de payer les charges du personnel. » Alors, les médias se rabattent sur le publireportage, une pratique tellement courante au Sénégal que l’on ne s’en cache pas.
Même constat désabusé d’Ibrahima Lissa Faye qui, en dehors de ses fonctions à l’Appel, dirige l’agence Pressafrik. « Le taux de rémunération des réseaux sociaux ne permet même pas d’acheter le carburant, encore moins de payer les charges du personnel », déplore-t-il. Alors, les médias se rabattent sur le publireportage, une pratique tellement courante au Sénégal que l’on ne s’en cache pas. Ils signent des conventions de partenariat avec des annonceurs pour faire leurs relations publiques. « Ce sont des institutionnels, le gouvernement, des ministères, parfois des sociétés privées lorsqu’elles ont une difficulté à surmonter », explique-t-il. « Les publireportages devraient être identifiés comme tels, mais personne n’applique la règle. C’est ainsi que vous avez des titres ronflants et des articles sans aucune valeur informative. 60 % des quotidiens vivent de publireportage », assure-t-il. Evidemment, impossible de dire du mal de celui qui vous paie, sinon il coupe le robinet. Lissa Faye n’hésite pas à employer le terme de « prostitution ».
Bamba Kassé, du Synpics, préfère parler de « mercantilisation de la presse », et considère ces conventions de partenariat comme des pubs déguisées. Il explique cela par l’absence de réglementation de la publicité et déplore que les médias publics accaparent toutes les ressources. Une bonne partie de la profession réclame un code de la publicité, et une loi sur le financement du service public de l’information, pour compléter le code de la presse.
Par manque de moyens, les organes de presse se tournent aussi vers des hommes politiques, ou des affairistes pour se financer.
Par manque de moyens, les organes de presse se tournent aussi vers des hommes politiques, ou des affairistes pour se financer. « Les journalistes se trouvent dans une situation de petit frère vis-à-vis d’un grand-frère, qui peut être un homme politique ou un religieux », explique Babacar Touré. « On sait que tel média est tenu par tel homme politique, tel homme d’affaires, ça se dit, mais ce n’est pas transparent », ajoute Bamba Kassé, qui milite pour que l’actionnariat des médias soit public.
L’indigence des médias se répercute bien évidemment sur la situation sociale des journalistes. Une nouvelle convention collective a été signée, mais elle n’est pas appliquée, selon Daouda Mine. Et même si elle l’était, la rémunération de base n’est pas fameuse. Quant aux frais de mission, ils prévoient à peine de quoi se loger. Alors, les journalistes dépendent du per diem, une enveloppe distribuée par la personne interviewée ou l’organisateur d’un événement pour couvrir les frais de déplacement. « Du coup, si tu n’es pas agréable avec la personne interviewée, tu perds ton per diem », commente Babacar Touré. Et d’ajouter : « Les journalistes riches sont ceux qui sont proches du pouvoir ».
Daouda Mine résume assez bien la situation des journalistes sénégalais : « On organise leur précarité pour mieux les influencer ».
Daouda Mine résume assez bien la situation des journalistes sénégalais : « On organise leur précarité pour mieux les influencer ». Le nombre de journalistes précaires est difficile à chiffrer, mais selon Bamba Kassé, « on peut évaluer à 40 % le pourcentage de journalistes bien traités, avec des CDI, le reste ce sont des contrats de prestations, sans garanties et sans assurance maladie, ou des stages ».
L’indépendance reste toujours un idéal à atteindre pour les jeunes journalistes et cela peut passer par de nouveaux modèles économiques. Ainsi, La Maison des Reporters, fondée il y a trois ans par Moussa Ngom, met en ligne des contenus gratuits tout en faisant appel aux dons individuels et réalise annuellement un magazine payant, pour financer le déplacement de ses reporters. Elle a mis en place un barème qui rémunère le travail nécessaire pour réaliser une vraie enquête et prend en charge toutes les dépenses. Sa conception de l’information est sans ambigüité, « non pas un simple bien « commercial », mais un bien démocratique ».
En 2015, des journalistes sénégalais ont été arrêtés pour avoir révélé des informations sur le contingent sénégalais envoyé en Arabie saoudite pour combattre au Yémen.
L’autre défi que doivent affronter les journalistes sénégalais tient à la puissance de l’Etat, qui selon eux continue de restreindre la liberté de la presse. Ainsi, on peut toujours aller en prison pour diffusion de fausses nouvelles. Des journalistes de l’Obs, un journal du groupe Futurs Médias de l’homme d’affaires Youssou Ndour, pourtant proche du président, en ont fait les frais. En 2015, sous Macky Sall, ils ont été arrêtés pour avoir révélé des informations sur le contingent sénégalais envoyé en Arabie saoudite pour combattre au Yémen. « Le problème, c’est que si tu apportes la preuve de ce que tu affirmes, tu peux aussi aller en prison pour recel de documents administratifs », affirme Babacar Touré.
Autre motif d’emprisonnement, la diffamation. La législation sénégalaise est ainsi faite que la charge de la preuve, qui incombe à l’accusé, repose sur des critères subjectifs, et non sur des éléments matériels. « Il ne suffit pas de prouver que ce que l’on dit est vrai, mais que l’on n’a pas blessé la personne. On a ainsi au Sénégal des journalistes qui ont été condamnés à de la prison pour avoir dit la vérité », explique Daouda Mine. Sur ces deux délits de presse, diffusion de fausse nouvelle et diffamation, les journalistes réclament, le retrait de la peine privative de liberté, car c’est une épée de Damoclès qui pèse en permanence sur leur tête.
Pendant la rédaction du nouveau code de la presse, les journalistes avaient également demandé que soit supprimée la possibilité de fermeture administrative d’un média, pour atteinte à la sécurité de l’Etat, à l’intégrité territoriale ou pour incitation à la haine, sans passer par la justice. Ils n’ont pas eu gain de cause, mais obtenu tout de même la mise en place d’une procédure, avec courrier notifié et possibilité de recours devant un tribunal administratif.
Officiellement, il n’y a pas de journaliste en prison au Sénégal en ce début 2022. Mais c’est oublier René Capain Bassène, détenu depuis plus de quatre ans sans jugement. Curieusement, il n’a pas été soutenu par ses confrères, à part quelques francs-tireurs.
Officiellement, il n’y a pas de journaliste en prison au Sénégal en ce début 2022. Mais c’est oublier René Capain Bassène, détenu depuis plus de quatre ans sans jugement. Ce journaliste a été accusé, avec vingt-cinq autres personnes de complicité dans le massacre de plusieurs bûcherons dans une forêt proche de la zone d’opération des rebelles, mais il clame son innocence et se dit victime d’une machination. Douze détenus ont été libérés en janvier. René Capain Bassène, lui, reste en prison avec les onze autres, dans l’attente de son procès, enfin annoncé pour le 21 mars.
Curieusement, il n’a pas été soutenu par ses confrères, à part quelques francs-tireurs comme Babacar Touré, de Kewoulo, qui a démontré l’inconsistance de l’enquête de gendarmerie. Pour Bamba Kassé, du Synpics, « René Capain Bassène ne peut être reconnu comme journaliste car il n’exerçait plus ce métier au moment des faits et il a été arrêté pour une autre infraction que le délit de presse ». En effet, René Capain Bassène travaillait alors pour une agence de l’Etat chargée des réfugiés et déplacés. Mais il est l’auteur de plusieurs livres sur le conflit casamançais, qui ne laissent aucun doute sur le caractère journalistique de ses enquêtes. Il continuait d’enquêter et s’apprêtait à publier un quatrième livre, contenant de nombreuses révélations gênantes pour le pouvoir, lorsqu’il a été arrêté.
Pour Babacar Touré, René Capain Bassène n’a rien à faire en prison. « S’ils font de lui un coupable, c’est parce qu’on a dit de lui qu’il se permettait d’écrire des livres sur les rebelles, on lui reprochait d’être le rédacteur du Pays [journal pro-indépendantiste], d’être la tête pensante du MFDC [Mouvement des forces démocratiques de Casamance] », assure-t-il. Il est hélas assez courant, de par le monde, que des journalistes soient accusés de terrorisme, alors que c’est à leur plume qu’on en veut. Et nombre d’entre eux ont été arrêtés pour d’autres motifs que des délits de presse. Cela n’a pas empêché la profession de se mobiliser pour leur libération.