Journaliste, patron de chaîne (TF1, Antenne 2 et FR3, RFI), président du CSA, ancien étudiant de l’ESJ Lille, directeur puis président de la même école, ambassadeur de France auprès de l’Unesco… Hervé Bourges, décédé le 23 février à l’âge de 86 ans, a été tout cela. Dans son livre « Journaliste, syndicaliste, communiste. Trente-sept ans d’un combat dans l’audiovisuel » (éditions Tirésias-Michel Reynaud, 2017), notre camarade Jean-François Téaldi, ancien secrétaire général du SNJ-CGT de France Télévisions, évoque les coulisses méconnues d’une grève débutée fin 1990, qui dura plus d’un mois et coûta à Philippe Guilhaume son poste de président d’Antenne 2 et FR3, alors remplacé par Hervé Bourges. Nous publions ici l’extrait qui raconte cet épisode et qui pourrait servir de leçon à certain-e-s PDG d’aujourd’hui…
Nous sommes en grève depuis quatre semaines et nous approchons de Noël. Philippe Guilhaume vient d’être débarqué. Les négociations reprennent avec Hervé Bourges. Il arrive de Radio Monte Carlo après être passé par TF1. Mais pour moi il est avant tout ce journaliste courageux de Témoignage Chrétien qui dénonçait les tortures en Algérie. Il a pris position pour l’indépendance et soutenu le « réseau Jeanson » qui aidait les maquisards. Je ne manquerais pas pour cela de lui dire mon respect dès la reprise des négociations.
Dès la première réunion nous comprenons que le nouveau PDG a obtenu les sommes que le gouvernement refusait à son prédécesseur. Il ne revient pas sur les acquis et affirme vouloir satisfaire les revendications restées en suspens.
Dès la première réunion nous comprenons que le nouveau PDG a obtenu les sommes que le gouvernement refusait à son prédécesseur. Il ne revient pas sur les acquis et affirme vouloir satisfaire les revendications restées en suspens. Pour autant la mobilisation se poursuit. À chaque jour une initiative dans Paris. Nous manifestons sous la neige au ministère de la Culture. Nous envahissons Beaubourg où se tient un colloque en présence de la ministre. Opération coup de poing devant le siège de FR3 Cours Albert 1er. Un camarade a proposé d’installer un studio sur la chaussée. Sans autorisation de la préfecture de police je sais que nous ne resterons pas longtemps. Il faut tenir jusqu’à l’arrivée des télévisions. Nous installons en quelques secondes des barrières sur le Cours au grand dam des automobilistes. Un service d’ordre composé des responsables syndicaux en assure la stabilité au ras des pare-chocs. Voitures bloquées, avertisseurs tonitruants, des insultes fusent mais certains font demi-tour. Le studio, équipé de sa caméra, de ses projecteurs, avec sa table et son siège, est installé. Les gardes mobiles arrivent, casques, boucliers, lance-grenades lacrymos… Le gradé en charge du détachement m’interpelle.
– Vous ne pouvez pas rester. Évacuez où j’ordonne de charger.
– Écoutez vos collègues de la préfecture de police me connaissent. Jean-François Téaldi de la CGT. Laissez-nous trente minutes, le temps que les télévisions arrivent. Il s’éloigne, se renseigne par talkie-walkie, puis revient.
– Trente minutes pas une de plus.
Les confrères arrivent. Filment. Le blocage du Cours et le studio improvisé vont donner de belles images pour les 20h. Les trente minutes sont écoulées.
– Vous dégagez !
– Ok. Merci brigadier.
Nous sommes à l’avant-veille de Noël. Hervé Bourges a satisfait nos demandes il faut savoir arrêter une grève qui dure depuis quatre semaines.
Le repli s’effectue en bon ordre. Nous avons réussi, montré notre détermination et une inventivité de tous les instants. C’est sous cette pression quotidienne des grévistes que les négociations se tiennent au cinquième étage de la Maison de la Radio, avec parfois l’irruption, organisée, des grévistes du Cours Albert 1er. Ça aide ! Nous sommes à l’avant-veille de Noël. Hervé Bourges a satisfait nos demandes il faut savoir arrêter une grève qui dure depuis quatre semaines. Je propose à l’assemblée générale quotidienne dans les locaux de FR3 et aux assemblées dans les bureaux régionaux par téléphone de cesser le mouvement. L’accord est quasi unanime, mais reste un problème… le paiement des jours de grève. Jusqu’alors dans toutes les grèves que j’ai menées depuis 1982 cette clause a toujours été la dernière négociée et nous avons à chaque occasion obtenu satisfaction. L’explication est toujours la même. Les directions ont satisfait des revendications déposées dans les préavis mais après avoir tergiversé et attendu de voir ce que donnaient les mobilisations. Elles sont responsables des conflits. Les salariés n’ont pas à payer leur inertie. Retour à la négociation. Hervé Bourges prend la parole, sûr de lui.
– Bon, on est d’accords ? On fixe la signature à demain matin, j’invite la presse.
Je l’arrête.
– Président, reste à inclure la clause de paiement des jours de grève !
– C’est hors de question.
– Désolé, mais vous venez de satisfaire toutes les revendications déposées dans le préavis de grève voilà quatre semaines. La direction aurait pu en faire l’économie puisqu’elle accepte aujourd’hui ce que nous réclamions alors. Nous ne sommes donc pas responsables et nous n’avons pas à subir une amputation du salaire pour une revendication que vous agréez.
– C’est non.
– Très bien, nous allons en faire part aux AG, mais vous pouvez déjà annuler l’invitation à la presse.
L’intersyndicale sort et convoque une AG à Albert 1er. Les régions sont aux téléphones. Nous réitérons notre volonté de voir les jours de grève payés et proposons de poursuivre la grève. Assentiment unanime des grévistes le vote sur la reconduction de la grève aussi. La presse est avertie de ce rebondissement. Je rappelle Hervé Bourges.
– Président la grève est reconduite. J’attends de vos nouvelles.
Il ne comprend pas, accuse le coup. Les discussions reprennent avec les grévistes. Il faut prévoir de nouvelles initiatives pour le lendemain. Ne pas laisser tomber la pression si près du but. Me rappelant du rendez-vous secret avec Philippe Guilhaume je propose au bureau national du syndicat de tenter la même démarche. En cas d’accord d’Hervé Bourges je propose de me faire accompagner de Serge Emmanuel Chapelle, le négociateur de Force Ouvrière, un syndicaliste honnête, nous nous connaissons depuis des années, nous travaillons ensemble à FR3 Côte d’Azur. J’ai une totale confiance en lui. Si nous trouvons un accord avec le président, il m’aidera à convaincre les autres membres de l’intersyndicale notamment le SNJ toujours suspicieux à l’égard du SNJ-CGT. Le bureau hésite, mais l’aval m’est donné. J’appelle Serge et lui fais la proposition. Il hésite puis accepte. Je rappelle Hervé Bourges.
– Président, je peux vous voir en off ?
– Pourquoi ? Vous signez ?
– J’ai une proposition à vous faire pour mettre fin à la grève.
– D’accord, venez dans mon bureau.
– Je serai si vous le voulez bien accompagné de Serge Emmanuel Chapelle de FO.
Je sens une hésitation au bout du fil… FO, la CGT, qu’est-ce que Téaldi mijote ?
– Pourquoi ?
– Je ne veux pas qu’on me soupçonne de négocier seul dans le dos de l’intersyndicale.
– Vous avez confiance en lui ?
– Totalement.
– Alors c’est d’accord dans une heure dans mon bureau.
Nous voilà tous deux avec Hervé Bourges.
– Alors, vous reprenez le travail ?
– Président, on reprend si vous payez les jours de grève.
– Impossible le gouvernement n’acceptera pas.
– Même si ça ne figure pas dans l’accord et qu’on n’en fait aucune publicité dans nos déclarations ?
– Comment ça ?
– C’est simple, je vous le demande à la prochaine négociation, vous nous donnez votre parole d’homme et nous la nôtre. Nous avons de longues années à négocier ensemble. Du respect de votre parole dépendra la suite de notre collaboration avec vous. Soit la confiance, soit la défiance.
– Comment allez-vous convaincre les grévistes de reprendre sans engagement écrit ?
– J’en fais mon affaire avec nos délégués en régions.
Hervé Bourges réfléchit longuement.
– Je prends langue avec les tutelles et je vous rappelle.
Nous sortons. Serge n’y croit pas trop. Je suis confiant. Deux heures plus tard le président me rappelle.
– Ça n’a pas été facile, j’ai l’accord des tutelles, mais ils veulent être certains que vous n’en parlerez pas publiquement.
– Vous avez ma parole.
– D’accord on se revoit dans deux heures avec l’intersyndicale.
Reste maintenant la première difficulté, convaincre les négociateurs. Réunion de l’intersyndicale. L’accueil est plutôt hostile. J’ai osé rencontrer Hervé Bourges sans eux. C’est là que Serge Emmanuel considéré comme un modéré m’est extrêmement utile. Il relate la rencontre, plaide pour cette solution.
Daniel Gentot du SNJ m’interpelle.
– Tu fais confiance à ce mec ?
– Nous n’avons pas d’autre solution, on peut tenter le coup.
Conciliabules et finalement le deal est accepté. Je rappelle Hervé Bourges : « C’est d’accord président, on peut reprendre. »
La négociation reprend.
– Président nous sommes prêts à stopper le mouvement si vous payez les jours de grève.
– Nous ne pouvons pas signer cela, mais j’ai l’accord du gouvernement si vous vous engagez à ne pas en parler à la presse. À cette condition je vous donne ma parole que les jours de grève seront payés.
Reste maintenant le plus difficile, convaincre les AG de reprendre le travail sans un seul écrit sur le paiement des jours de grève, uniquement la parole d’un homme et la mienne. Je sais que je joue gros pour le syndicat.
Nous donnons la nôtre. Je demande à Hervé Bourges d’attendre le vote des AG le lendemain matin. Pas de signature sans l’aval des AG. C’est pour moi une question de démocratie à laquelle je ne renoncerai jamais. Il renâcle un peu mais accepte. La signature de l’accord de sortie de grève est programmée pour le lendemain en fin de matinée. La presse est invitée. Reste maintenant le plus difficile, convaincre les AG de reprendre le travail sans un seul écrit sur le paiement des jours de grève, uniquement la parole d’un homme et la mienne. Je sais que je joue gros pour le syndicat. En cas de non-paiement le SNJ-CGT en prendra pour son grade, certains feront savoir que je suis la cause de la forfaiture. L’AG à Albert 1er se montre réticente, mais accepte finalement. Les grévistes nous voient depuis un mois, deux fois par jour et nous font confiance. On ne les a jamais baladés sur l’état des négociations et nous avons toujours respecté leurs votes. Les AG en régions, plus ou moins majoritairement, votent aussi la reprise sur les recommandation de nos délégués de site. L’accord est donné, on sort de la grève. Nous retournons à la Maison de la Radio. Des dizaines de confrères sont là. Micros, caméras, et une seule question reprise par tous les confrères « vous avez obtenu le paiement des jours de grève ? ». Je fais une seule réponse « pas de déclaration ! » et m’engouffre dans la salle avec l’intersyndicale. L’accord est signé. On sort. Il va falloir affronter les médias… Tenir notre parole, rien dire ! Bousculades, question « ils payent les jours de grève ? » Tel un mulet je fais toujours la même réponse une bonne dizaine de fois « je n’ai aucune déclaration à faire à ce sujet ». Chacun essaiera de me surprendre, mais mon discours bien rodé, je ne tomberai pas dans le piège. Certains tenteront jusqu’au dernier moment de nous faire avouer, sans succès. Nous avions honoré notre parole, Hervé Bourges honorera la sienne. Les jours de grève seront payés. Mon coup de poker avait réussi. Ce succès assurera pendant des années la notoriété du SNJ-CGT à FR3.